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Bibliothèque pour tous – Le Chesnay – 11 mai 2017

Publié le par sylvain dagorne

 

 

 

Se divertir en promenade temporelle

 

J’ai voulu donner ce titre à notre rencontre car, et nous le verrons, il correspond pleinement au chemin que nous ferons ensemble.

 

Le Mystère de la Tour Grise est la première aventure connue de sire Ancelin.

Mais qui était ce sire Ancelin ? Que savons-nous de lui ?

 

Il est très probablement né en 1412 à Falaise, en Basse-Normandie, et il est mort en 1486, à 74 ans. C’est un âge très honorable pour l’époque, mais pas exceptionnel. Pensez aux guerres, aux famines et aux épidémies qui vont avec et, surtout, à la mort des enfants en bas âges. Pour une femme, si elle survit à ses grossesses, qui est un risque majeur, et aux autres vicissitudes du temps, elle vit facilement plus de 60 ans.

 

Le père d’Ancelin meurt durant le siège de la ville mené par le roi d’Angleterre Henri V, en 1417 (2 ans après la bataille d’Azincourt où « la fine fleur de la chevalerie française » a été taillée en pièce... Une bonne partie du nord de la France deviendra alors anglaise).

 

Le petit Ancelin grandit donc dans une ville détruite, à présent anglaise, au sein d’une famille de marchands ruinée. La vie se poursuit pourtant.

 

Sa mère meurt à son tour en 1420, à Falaise, lors d’une épidémie. La « grande peste » arrive en Occident en 1348. elle reviendra régulièrement. On parle, pour le royaume de France, de 7 millions de victimes sur une population d’environ 17 millions aux alentours de 1400. Certains historiens avancent que les 2/3 de la population ont disparu. Guerres, famines et épidémies rythment ce temps. La Mort est partout, la vie un jeu dont le temps est le décor. Ces épidémies, ces vagues de victimes n’ont pas disparu. Qu’on se souvienne seulement, sans trop nous approcher de nous, des ravages de la grippe dite « espagnole » en 1918.

 

On retrouve des traces d’Ancelin, neuf ans plus tard, au siège d’Orléans avec Jeanne d’Arc. Il est dans une compagnie du comte de Laval. C’est dans cette compagnie qu’il fait la connaissance d’Arthur, (l’envoyé du duc de Bretagne dans Le Mystère de la Tour Grise). Il gardera de ces épisodes d’assez terribles souvenirs.

 

Après Orléans, Ancelin disparaît. L’hypothèse la plus vraisemblable (« vraisemblable »), est qu’il se rend dans le sud du royaume, et même sans doute jusqu’en Espagne.

 

Il réapparaît à Paris en 1437 (Paris est à nouveau « français » depuis 1436) où il est étudiant jusqu’en 1440. Il y passe sa licence es arts (les arts libéraux, 7 matières divisées en deux groupes : Le trivium qui regroupe la grammaire (surtout latine), la rhétorique, la dialectique et le quadrivium avec l’arithmétique, la géométrie, la musique et l’astrologie). Ancelin gardera une certaine prédilection pour la dialectique (raisons qui fondent l’opinion).

 

Il retourne alors à Falaise après plus de 10 ans d’absence et s’installe dans la maison de ses parents où il s’établit comme écrivain public. C’est un petit métier sans grande envergure, aux marges de la bourgeoisie commerçante, qui lui convient très bien.

 

En 1444, sire Ancelin quitte mystérieusement Falaise pendant plusieurs mois. 44 est aussi la date de la trêve entre les deux royaumes, de France et d’Angleterre.

A son retour, il est accusé de « malevie ». Il n’y a pas de procès et il reprend sa place d’écrivain public.

 

Quatre ans plus tard, en 1448, il fait parler de lui en faisant jouer, place du marché, une farce qu’il a écrite. Elle a du succès mais lui vaut aussi de solides rancunes et une assez mauvaise réputation.

 

Puis, en 1449, naît une autre réputation. La réputation (la fama) a une grande importance dans les villes, comme au plat pays. Sire Ancelin s’illustre auprès des Falaisiens avec l’affaire de « La noyée du lac des Bercagnes » dont il démêle les noeuds et tempère autant la colère populaire que la sévérité de la justice. Il se lie à cette occasion avec messire Matthew, un jeune chevalier anglais en garnison à Falaise. Il commence à associer dialectique et déduction, le doute et l’observation de ce qui l’entoure.

 

 

 

Et nous arrivons à l’été 1450, à ce fameux « Mystère de la Tour Grise ».

Plantons le décor pour bien comprendre où nous en sommes.

 

La guerre, qu’on appelle pas encore « de Cent Ans » (personne ne parle de Moyen Age, bien sûr, et ces gens-là se sentent aussi « modernes » que nous !), a repris l’année précédente d’une manière très étrange.

 

Charles VII est véritablement roi de France depuis que Jeanne d’Arc l’a fait sacrer à Reims, en 1429, déjà 21 ans auparavant.

C’est la reconquête, le « recouvrement », comme on le dit, de la Normandie qui est « anglaise » depuis plus de 30 ans. En 1449, les armées du roi en ont repris l’est et Charles VII a fait un Rouen une magnifique entrée au mois de novembre. L’allié, le duché de Bretagne, a guerroyé en Cotentin. Reste la Basse Normandie...

 

Mais, coup de théâtre, le capitaine anglais Kyriel débarque à Cherbourg avec plus de 3000 hommes ! Il reprend Valognes (un peu au sud de Cherbourg) et se dirige vers Caen pour se joindre au duc de Somerset qui défend la ville. Il faut l’arrêter ! Le comte de Clermont, qui se trouve dans la région, se précipite. On dit de lui que c’est une « tête folle ».

 

La bataille se déroule à Formigny, pas loin de Bayeux, le 15 avril. Elle est d’abord confuse. L’arrivée du connétable de Richemont et des Bretons emporte finalement la victoire. Un formidable monument érigé en 1903 commémore cette bataille qui, pour certains, marque la fin de la guerre de Cent Ans. Roman national ? Nous y reviendrons.

L’alerte a été chaude. Le débarquement anglais à Cherbourg stupéfie par son ampleur. Des espions ? Bien sûr, mais personne n’avait vu ou prévu une telle armée. Selon les chroniqueurs, qui sont du côté des vainqueurs, l’armée de Kyriel est totalement anéantie. Mieux : il n’y aurait du côté franco-breton que cinq morts. C’est peu. Les chroniqueurs ajoutent même que les paysans normands s’acharnent sur les quelques rescapés. D’où l’idée tenace que ces 30 ans de domination anglaise en Normandie se serait heurtée à une « résistance nationale ». Impossible à vérifier. Comme il est rappelé dans Le Mystère de la Tour Grise : qu’importe le maître si l’impôt est léger. Communication de vainqueur. Vae victis !

 

Un mot sur le connétable de Richemont qui paraît dans Le Mystère de la Tour Grise. Il est Breton. Frère de l’ancien duc, Jean V, et oncle du duc régnant François 1er. Il a été fait prisonnier à Azincourt (1415) et depuis 1425 est connétable de France, c’est à dire, plus ou moins, chef des armées. Il est donc puissant. Et arbitre entre France et Bretagne. La basse Normandie est au milieu. Le duché aurait-il des vues sur cette région ?

 

L’armée de Kyriel défaite, le siège se met tout autour de Caen.

La prochaine étape sera Falaise, et les Falaisiens derrière leurs remparts le savent bien. Il fait beau, le temps est calme, c’est l’été mais sire Ancelin est inquiet. Il sait bien ce que représente un siège pour une ville. La garnison anglaise de Falaise, pendant ce temps, renforce ses défenses. Elle arme la forteresse, en haut de la ville, que trois donjons dominent.

 

Il faut imaginer, ce que j’essaie de faire sentir, l’ambiance d’attente : on sait que les armées vont venir autour de la ville et que, dans quelques semaines, dans quelques jours peut-être, ce sera la guerre. Sentiment d’angoisse emprunt de fatalité.

Et cette angoisse se teinte de mystère lorsqu’on découvre, un matin, le cadavre du fils d’un bourgeois de la ville dans les fossés de la Tour Grise. Il a été assassiné, c’est certain, mais par qui ? Et pourquoi ?

 

Coincé entre les occupants anglais, représenté par messire Matthew, et le parti français qui a soudain repris des forces, sire Ancelin est propulsé dans une enquête délicate. Il connaît bien la fragilité d’une tête sur les épaules.

Peu à peu, il va découvrir vies cachées et non-dits de ses concitoyens jusqu’à une surprenante vérité. De processions en fêtes, la vie quotidienne des Falaisiens en est terriblement troublée. Les réputations jouent gros, les commères s’attroupent sur les places, on cancane et on imagine tout et n’importe quoi.

 

Mais l’énigme qui court n’empêche pas le siège de la ville. Les grosse portes des remparts se ferment et elles ne se rouvriront plus avant la fin du siège. La population est enfermée.

Que se passe-t-il à l’extérieur ? Elle l’ignore. Elle sait seulement qu’elle va souffrir. Le pire, dans ces sièges, c’est la prise de la place par la force qui lance les massacres. L’Anglais, heureusement, est faible mais l’angoisse des Falaisiens, elle, est immense. Encore une fois : il faut imaginer, palper les peurs et sentir les odeurs.

 

Sire Ancelin rencontrera le roi lui-même, mais comment tout cela se terminera-t-il ? Il faut lire le livre.

 

Voilà ce qu’est, sans en dévoiler plus, Le Mystère de la Tour Grise.

Quant à sire Ancelin, sa vie n’est pas terminée, puisqu’il meurt en 1486. Sa « carrière » de détective humaniste se poursuivra donc.

 

 

 

*

 

 

Et Le Mystère de la Tour Grise est aussi un roman historique. Pas un polar.

 

Le roman historique est un genre particulier : tient-il plus du roman ou de l’histoire ? Roman de l’histoire, roman sur l’histoire ? On pourrait même dire que « roman » et « histoire » représentent exactement deux contraires.

Pourtant...

 

Le roman historique a souvent été décrié (il l’est toujours) par les historiens de profession, et il l’est parfois à juste titre. Le cinéma ne fait pas exception. Entre interprétations et anachronismes (les chevaliers de la Table Ronde) les imprécisions peuvent être nombreuses.

 

Dumas, heureux de « violer l’histoire pour lui faire des enfants » est assez terrible, mélangeant à sa guise les dates, les faits et les personnages. Mais il est incontestable que pour des générations il a constitué une porte vers l’intérêt porté à l’histoire. Nous avons, en ce moment, tous les Nicolas Le Floch, bien documentés et très réussis

 

Et puis l’Histoire est politique, une question de points de vue sur le passé, d’une place d’où on le regarde.

Un royaliste ne parlera pas de l’Ancien Régime comme un descendant de communard. Chacun souvent en toute bonne foi, selon ses croyances. On parle ainsi de « roman national » en parlant d’une histoire de France. Qu’est-ce donc sinon l’histoire revue à des fins politiques ?

Même une histoire qui se veut plus « scientifique » peut être orientée. Exemple d’un énorme livre sur le Moyen Age, justement, de la seconde moitié du 19ème. . Il s’attarde longuement sur les terribles exactions des seigneurs et démontre comme ces temps anciens, comparés aux nouveaux, étaient barbares. La Révolution est passée par là. Tout n’est qu’inventions, mais sous couvert d’Histoire. Selon des historiens plus modernes, la « prima nocte » par exemple n’a jamais existé.

Où peut bien se trouver la vérité dans tout ce fatras ?

Le « vrai », lui aussi, est bien difficile à cerner.

 

Les images (Louis IX assis sous son chêne de Vincennes pour rendre la justice, par exemple) ont la vie dure et les aventures de sire Ancelin peuvent aussi servir à remettre en place des idées souvent fausses a sur qu’on a appelé le Moyen Age.

 

Ainsi, à la différence de l’historien qui tente de décrire le vrai de l’histoire, l’écrivain tente, lui, de la faire vivre, de lui donner de la « chair », selon une autre expression de Dumas. Mais l’écrivain n’est pas obligé pour autant de la violer. Je sais, pour ma part, que je n’atteindrai jamais le « vrai » et ma plus grande satisfaction est d’atteindre le « vraisemblable ». Quoique je puisse faire, je n’ai jamais vécu, de ma mémoire, en 1450.

 

Ce que j’ai recherché dans Le Mystère de la Tour Grise c’est donc le vrai bien sûr, l’apport des historiens, (avec beaucoup de méfiance pour les chroniqueurs qui sont les « communicants du temps ») : le siège de Falaise, la présence du roi, de Richemont ou de Xaintrailles durant le siège, par exemple, sont historiquement vrais. Au delà c’est aussi redonner à ces récits une « chair » qui fait vivre. La peur ou l’angoisse, les odeurs ou les saveurs, les perceptions, les images, les sentiments ou les interrogations ; tout ce qui fait la vie.

 

On m’a parfois demandé si la Tour Grise avait réellement existé. Dans un ouvrage, oui ; dans un autre, non. Elle est « vraisemblable ». Une Tour Grise est encore debout à Verneuil.

Quant au meurtre il est de pure imagination. Mais rien ne prouve qu’on ait jamais retrouvé de cadavre dans le fossé de cette tour. Ou même plusieurs.

Le meurtre du jeune falaisien, en fait, n’est qu’un prétexte. Il donne un peu de sel à tout ce qui suit et permet de donner cette « chair » à l’Histoire.

 

 

Encore Dumas : « Notre prétention en faisant du roman historique est non seulement d’amuser une classe de nos lecteurs, qui sait, mais encore d’instruire une autre qui ne sait pas et c’est pour celle-là en particulier que nous écrivons. »

 

Tout est dit, ou presque : amuser et instruire. Le roman historique, et Le Mystère de la Tour Grise en est un, se réclame d’une littérature populaire, lisible, accessible. Des scènes joyeuses, ou qui veulent faire sourire, se trouvent dans cette aventure de sire Ancelin. Elles en égayent le texte.

Lire doit aussi être distrayant. La lecture est une belle aventure, pourquoi serait-elle ennuyeuse ? Eveil de la curiosité et plaisir de la découverte peuvent se conjuguer. Sentir des odeurs, flairer des peurs ou des palpitations, plonger les sens éveillés dans un autre monde qui est pourtant le nôtre et en estimer les bienfaits autant que les rigueurs ou les peurs. Et le plaisir est aussi, là, se divertir dans une promenade temporelle. Si Le Mystère de la Tour Grise peut constituer pour certains l’envie d’en connaître plus il aura beaucoup gagné.

 

Il y aura toujours, sur quelques points, débat.

Soyons humbles : nous ne saurons jamais tout sur « ce pays éloigné », le passé, et jamais nous ne pourrons être dans les têtes de ces gens qui vivaient bien avant nous et dans d’autres conditions que les nôtres.

Nous sommes donc condamnés à imaginer et à chercher le vraisemblable. Ce qui peut être vrai, la possibilité du vrai.

 

Et, là, j’ai le soutien de Montaigne : « Les historiens les plus excellents ont la capacité de choisir ce qui mérite d’être su, peuvent, entre deux rapports, retenir celui qui est le plus vraisemblable... »

Toujours ce « vraisemblable »...

 

Mais une question se pose encore : sire Ancelin a-t-il réellement existé ?

Il existe parce que nous en parlons.

Il existe parce qu’il est « vraisemblable ».

Il existe, enfin, parce que je l’ai inventé.

 

Sire Ancelin fait donc partie de l’Histoire.

 

 

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